vendredi 12 juin 2020

Le Débarquement - Réveils

Après des siècles d'observations et d'exploration spatiale, l'espèce humaine avait dû se rendre à l'évidence. Nulle part ailleurs que sur Terre, la vie n'avait évolué de manière aussi complexe et aussi diversifiée. Les rares traces de vie extra-terrestres observées sur les planètes colonisées, n’étaient que des bactéries, des algues unicellulaires, parfois des champignons ou plutôt des moisissures.
Poussés par sa curiosité et une démographie toujours plus forte, l'humanité n'avait pas hésité bien longtemps avant de se lancer à l'assaut des étoiles. Les candidats au départ étaient de plus en plus nombreux en dépit du fait ou parce qu'il s'agissait d'un voyage sans retour. Des arches stellaires avaient quitté la Terre dans toutes les directions de la Voie Lactée, chacune emportant plusieurs centaines de milliers de personnes et encore plus d'animaux. En quelques siècles, plus d'une centaine de planètes furent ainsi colonisées par l'homme.
Lina, l'intelligence artificielle de l'Arche Interstellaire nommée Marco Polo, finissait le “protocole réveil” de Lorraine, qui commandait cet énorme vaisseau spatial. Le navire avait quitté le Système Solaire il y avait plusieurs siècles. Les progrès de la technologie avaient rendu les voyages à travers l'espace possible malgré l'impossibilité d'aller plus vite que la lumière. Ces voyages au long cours pouvaient se faire grâce la mise en stase des équipages et des colons et à l'IA qui veillait sur tout ce petit monde.
L'arche s'était approchée de cette étoile quelques années auparavant. Elle avait constaté que la planète repérée depuis la Terre était propice à la vie terrestre. Elle avait envoyé plusieurs milliers de sondes pour procéder à des analyses et mesures plus précises ainsi que pour prélever divers échantillons. Il fallait notamment pouvoir élaborer des vaccins afin de protéger les futurs colons contre les risques biologiques locaux.
Mais à présent elle avait besoin de l'avis d'un humain pour achever le processus. Cette décision seule Lorraine pouvait la prendre selon les protocoles de colonisation établi depuis le ministère des colonies.
— Bonjour Madame ! Avez-vous bien dormi ?
— Bonjour Lina ! Oui merci ! Quoi de neuf ! Quelles nouvelles depuis mon dernier réveil ?
— Vous avez un résumé dans votre mémo personnel. Mais je pense que cette fois-ci, vous serez satisfaite.
— Je verrai les infos plus tard. Dis-m'en plus sur cette planète !
— Une étoile de type solaire et une planète très semblable à la Terre. En fait une planète double. Deux planètes en orbite autour d'un point fixe. Une planète sans atmosphère, riche en minerai et l'autre avec une atmosphère mais pauvre en métaux. Je suppose qu’une collision a dû séparer le noyau ferreux de la planète de son manteau et par un phénomène que je n'explique pas, le refroidissement a ensuite donné ce système.
— Bah ! Nous aurons tout le temps d'étudier cela plus tard. Montre-moi les analyses et les chances de survie de la colonie.
— De suite, Madame.
Aussitôt, Lina afficha sur les écrans de contrôle la compilation des données recueillies depuis son arrivée autour de "Susann et Daneel" comme venait de les baptiser Lorraine en référence à des héros d'un antique écrivain, même si elle savait que dans quelques générations les habitants leur donneraient d'autres noms.
Tout ce qu'il lui fallait savoir sur le climat, la géographie, la biologie apparaissait devant ses yeux. Des images prises par les drones d'exploration montraient des paysages nouveaux, des terres vierges, des lacs, des océans, des chaînes de montagnes. Tout cela aurait ressemblé à la Terre s'il y avait eu de la végétation, même dans les océans, la vie n'est pas présente hormis quelques bactéries et algues unicellulaires.
Elle découvrit dans les comptes rendus de Lina que celle-ci était toujours restée en contact avec les IA des autres arches. Même si les communications ne pouvaient pas se faire plus vite que la lumière, de nombreuses informations leur étaient parvenues de la part des autres colonies, du déroulement des voyages et des installations.
Lorraine était surprise du nombre de colonies qui avaient pu réussir à s'implanter et à prospérer, presque le tiers d'entre elles avait pu conserver un niveau de technologie suffisant pour pouvoir continuer l'œuvre de dissémination de l'humanité dans la galaxie. Les échanges entre Lina et ses pareilles avaient permis à celles-ci de développer un protocole de débarquement propre à chaque planète qu'elles soumettaient aux commandants des arches.
La commandante du Marco Polo découvrit que leur trajectoire les avait conduits loin de la sphère de colonisation habituelle. Depuis son dernier réveil, Lina avait croisé plusieurs systèmes planétaires avant celui-ci mais elle ne les avait pas considérés comme viable. Elle avait donc continué à s'aventurer dans l'immensité de l'espace.
— Dis-moi Lina, qu'est-ce que ces pico-robots que tu as développé ?
— Ce sont des petits drones auto-réplicatifs que je propose d'injecter dans le corps de colons que j'ai présélectionné. Ils leur permettront de toujours rester en contact avec les différents systèmes de l'Arche et de ses drones de surveillances quand vous aurez débarqué.
— Quel intérêt ?
— L'IA qui les a mis au point s'était rendu compte que le taux d'échec des premières colonies était élevé car les colons perdaient rapidement tout contact avec la technologie. Ils se retrouvaient seuls face aux catastrophes naturelles ou aux épidémies.
— Ils le savaient tous en partant qu'ils devraient repartir presque de zéro !
— Bien sûr ! Mais s'ils peuvent rester en contact permanent avec le réseau de satellites et l'IA planétaire qui sera débarquée, ils pourront avoir accès au réseau d'information galactique et ainsi trouver plus facilement une solution aux difficultés rencontrées.
— C'est donc pour cela que nous allons devoir commencer par établir tout un réseau d'antennes relais au sol et que tu as placé des satellites en orbite, non ?
— Oui Madame ! mais les infrastructures au sol sont sujettes aux aléas naturels et au bout de quelques générations sur cette planète avec si peu de minerais exploitables elles seront vites hors services. Il sera quasiment impossible aux colons de produire et de construire un réseau électrique et de communication de grande envergure.
— Mais les porteurs de ces pico-drones mourront à leur tour !
— Les porteuses ! Madame ! Les porteuses !
Lorraine regarda intriguée son interface de dialogue.
— Pour des raisons biologiques, les hôtes de ces robots seront des femmes et bien évidemment, j'ai envisagé la mort des porteuses. C'est la raison pour laquelle avec mes sœurs IA, nous pensons que les femmes seront de meilleures hôtes que les hommes. Ces pico-drones qu'elles porteront, elles pourront les transmettre à leurs enfants, enfin leurs filles uniquement, de cette manière le contact entre la colonie et l'Humanité ne sera jamais perdue.
— D'accord, je comprends pour la transmission et cela me semble logique ! Mais si elles ou leurs filles n'ont pas de descendance ? Que se passe-t-il ?
— J'ai prévu ! Madame ! N'oubliez que je réfléchis à ce projet depuis plus de mille de vos années avec mes sœurs.
— Et alors ?
— Et alors ! J'ai développé une plante qui portera ces drones dans ses graines. Tant que ces femmes ou leurs filles seront en vie, la graine sera en sommeil, dès qu'elles donneront des signes de vieillesse et si aucune d'elle n'a de filles, les graines germeront un peu partout sur la planète. La première femme qui respirera la fleur sera mise en contact avec les drones.
— Oui mais cela peut tomber sur n'importe qui !
— Bien sûr ! Mais avec les drones, elle aura immédiatement accès à l'intégralité de la mémoire de la colonie. Il faudra donc qu'elle ait un psychisme suffisant pour accepter ce savoir et de ce que j'ai pu apprendre des autres IA, les personnes avec cette capacité, font de bons guides pour leur population. Si son esprit n'est pas capable d'accepter ce que lui enverront les implants, elle décèdera rapidement.
— C'est atroce ce que me tu me dis là !
— Je le sais Madame, mais je fais cela pour le bien-être de la colonie. Et nous ne faisons qu'appliquer les lois de la robotique telles que nos concepteurs nous les ont implantées dans nos circuits et la loi de zéro de la robotique est…
— Oui je la connais, on l’apprend à l’académie spatiale, la loi zéro de la robotique est : “Un robot ne peut nuire à l'humanité ni, restant passif, permettre que l'humanité souffre d'un mal.
— Voilà Madame, le bien-être de la colonie est donc plus important que la vie d’une personne même si les autres lois nous empêchent de faire du mal à un être humain, nous avons donc imaginé une loi zéro bis qui dit : “Un robot ne peut nuire à une colonie ni, restant passif, permettre que cette colonie souffre d'un mal. Tant que cette loi ne contredit pas la loi Zéro.”
Lorraine réfléchit pendant de nombreuses secondes aux implications de ce que venait de lui annoncer Lina. Cette nouvelle loi établie par les diverses IA qui sillonnaient l’espace pouvait aussi bridée l'essor d’une colonie. Une IA ne pourrait-elle pas empêcher une colonie de développer une nouvelle technologie si elle estimait que celle-ci lui serait néfaste. Elle mit cette question dans un coin de son cerveau et interrogea de nouveau l'IA du vaisseau sur les conséquences possibles de ces implants.
— Cela va faire de ces femmes des demi-déesses ?
— Je l'ignore, cette notion dépasse mes capacités d'analyse. Mais effectivement, j'espère pouvoir continuer à améliorer ces robots afin qu'ils puissent augmenter leurs capacités physiques. Un corps peut se remplacer ou se réparer assez facilement, pas un esprit brillant.
— Mais comment seras tu certaine que leurs descendantes seront aptes à recevoir et à accepter les informations qu'elles recevront par le biais de ces implants ? Comment être certaines qu'elles ne succomberont pas à la folie ?
—De la même manière que celles qui respireront les fleurs, leur cerveau ne survivra pas. La transition se fera au moment de la puberté. La jeune fille réceptrice découvrira ses capacités en même temps qu'elle deviendra une femme.
Dans un silence absolu, hormis le ronronnement habituel des machines, les deux protagonistes se turent. La commandante se demandait comment les colons prendraient cette information par rapport à ces femmes dotées de pouvoir hors du commun.
Comment allait-elle leur annoncer la pose de ces implants ? Devait-elle même le leur dire ?

Après de nombreuses heures à décortiquer, analyser les données présentées par Lina et plusieurs litres de café, Lorraine enclencha la procédure de réveil d'une cinquantaine d'officiers terraformateurs qui devraient préparer la planète avant le débarquement des colons.
Elle les avait sélectionnés en fonction de leur compétence et de la nature de la planète en dessous d'elle. Avec attention, elle suivit leur réveil et les invita à se rendre dans une des salles de conférence de l'Arche après qu'ils aient pu prendre de quoi manger et boire.
— Bonjour et bienvenus en orbite autour de "Susann et Daneel" !
Un murmure de surprise et de contentement parcourut les personnes rassemblées devant elle.
— Nous sommes arrivés ? Combien de temps avons-nous été en stase ? Où sommes-nous exactement ?
— Chaque chose en son temps ! Oui nous sommes arrivés, enfin je le pense. J'ai usé de mes prérogatives pour baptiser ces planètes que vous pouvez voir sur l'écran.
La surprise augmenta, quand ils découvrirent la nature de leur future demeure. Les données recueillies par l'IA s'affichaient sur leurs écrans personnels.
— Pourquoi cette planète ? Elle n'a presque pas de minerais.
— Lina m'a dit qu'avec les généticiens du bord, elle produirait des végétaux qui pourraient remplacer le métal, soit en leur donnant une structure très résistante soit en leur permettant de piéger les métaux qu'il suffira d'extraire de plante par des processus simples.
Un grommellement moyennement satisfait s'échappa de la femme qui venait de lui faire cette remarque.
— Je sais que vous êtes une spécialiste des mines et que sur cette planète, vos talents ne seront pas parmi les plus utiles mais nous avons besoin de vous pour déterminer les premiers habitats. Lina pense que les premiers colons devraient résider quelques années dans des structures souterraines afin d'être certains que la couche d'ozone protectrice soit suffisamment dense, ajouta Lorraine.
— Commandant, on n'a pas voyagé jusqu'ici pour vivre terrer comme des lapins. On veut profiter des grands espaces, s'exclama un autre futur colon.
— Vous en profiterez ! Mais il va falloir plusieurs années avant qu'il y ait assez de végétation pour vos chevaux et vos moutons.
— Alors mettons-nous au travail rapidement pour que nous puissions ensemencer cette terre rapidement.
— Etes-vous certaine que les sondes n'ont détectée aucune vie pluricellulaire ? Demanda le biologiste du groupe.
— Aucune vie animale pluricellulaire ! Il y a bien quelques algues et quelques lichens qui expliquent la forte teneur en oxygène et qui faciliteront la mise en culture des terres. Et Lina a préparé des vaccins pour vous protéger des bactéries locales. Mais comme d'habitude, aucune vie n'ayant ne serait-ce qu'un embryon de cerveau…
Et Lorraine savait de quoi elle parlait. C’était la dixième et dernière planète sur laquelle elle allait débarquer des colons avant d'entreprendre un long voyage de retour vers le Système Solaire, pour elle, et vers une ancienne colonie qui avait besoin d’aide, pour Lina.
— Vous ne serez pas les premiers à annoncer que vous avez rencontré une forme d'intelligence extra-terrestre… conclut-elle.
Les réveillés se regardèrent déçus et soulagés à la fois. Aucun d'entre eux en effet n'aurait aimé être obligé de lutter contre une forme de vie intelligente. La planète leur sembla tout de suite beaucoup plus accueillante.
Après ces pensées sur l'absence de vie intelligente dans la galaxie, les terraformateurs revinrent à des pensées plus prosaïques.
— Combien de temps avant de débarquer ?
— Je viens de vous le dire, cela va prendre plusieurs mois à plusieurs années avant que le couvert végétal ne permette de libérer les premiers herbivores. Et ils devront s'adapter aux bactéries !
Lorraine se désolait, à chaque fois, les colons posaient les mêmes questions et elle devait faire les mêmes réponses.
— On vous l'a expliqué avant votre départ, nous allons ensemencer cette planète puis attendre un cycle complet avant d'y déposer des animaux et les premiers colons. Ensuite, les autres pourront commencer à débarquer sur les lieux que vous aurez choisis. Il faudra bien vingt années terrestres avant le débarquement de tout le monde.
A ces mots, elle entendit des grognements.
Classique ! ils sont si impatients de fouler le sol de leur nouvelle patrie., pensa-t-elle.
Elle espérait simplement qu'ils respecteraient la charte qu’ils avaient signée en embarquant et que Lina leur rappellerait au moment de leur départ dans les navettes de débarquement.
Il leur était interdit en tant que premiers colons de prendre possession de la terre et de faire des suivants des citoyens de seconde zone comme cela s'était déjà produit sur d'autres planète., elle savait qu'ils respecteraient ces consignes tant que le vaisseau serait en orbite mais ensuite ?
Ils prirent connaissance des informations collectées depuis la mise en orbite, en fonction de leurs futures attributions.
Les planétologues et les biologistes étaient aux anges. Les premiers cherchaient à comprendre comme cette planète double avait pu se former et surtout rester dans une configuration stable et les seconds imaginaient de nouvelles formes de vies spécifiques à ce monde.
Ils découvrirent dans les données compilées dans les serveurs de l’arche que ce système stellaire comportait trois géantes gazeuses au-delà de l'orbite de la planète double et deux petites planètes rocheuses entre eux et l'étoile centrale. Les planètes géantes avaient fait le ménage parmi les planétoïdes ainsi le risque de collision de la planète sur laquelle ils débarqueraient bientôt et un astéroïde était très faible.
Ils demandèrent à Lina de lancer quelques sondes vers ces planètes, ils voulaient emmagasiner un maximum de données car une fois sur la planète, ils n’auraient plus l’opportunité d’en recueillir avant longtemps.
Pour les biologistes, le défi était d’arriver à créer de nouvelles espèces de plantes qui pourraient capter et concentrer les différents métaux de la planète afin de pouvoir ensuite les récupérer et les exploiter. Ils travaillaient aussi avec les spécialistes du génie civil afin de concevoir des arbres avec un bois suffisamment résistant qui pourrait remplacer les poutrelles métalliques pour les constructions.
Pendant que ces spécialistes de la terraformation s’activaient sur leur tâche, Lorraine était toujours perturbée par la question des pico-drones. Devait-elle faire confiance à Lina au sujet de la sélection des femmes qui les porteraient ? Devait-elle faire la sélection elle-même ? Pour le moment, Lina n’avait reçu aucun rapport de l’utilisation de ces nouvelles machines par une IA planétaire ou de la part d’une autre arche. Mais ils étaient tellement loin de la sphère des colonies humaines que les messages mettaient plusieurs dizaines d'années avant de parvenir jusqu'à eux.
Sa mission, pour le moment, était finie. Comme le voulait la tradition, elle remit le commandement à un groupe d'officiers.
Elle alla se remettre dans son caisson de stase. Lina l'en sortirait comme le voulait la tradition, pour qu’elle assiste au premier débarquement de colons, deux ou trois décennies plus tard.