Après des siècles d'observations et d'exploration spatiale, l'espèce
humaine avait dû se rendre à l'évidence. Nulle part ailleurs que sur Terre, la
vie n'avait évolué de manière aussi complexe et aussi diversifiée. Les rares
traces de vie extra-terrestres observées sur les planètes colonisées, n’étaient
que des bactéries, des algues unicellulaires, parfois des champignons ou plutôt
des moisissures.
Poussés par sa
curiosité et une démographie toujours plus forte, l'humanité n'avait pas hésité
bien longtemps avant de se lancer à l'assaut des étoiles. Les candidats au
départ étaient de plus en plus nombreux en dépit du fait ou parce qu'il
s'agissait d'un voyage sans retour. Des arches stellaires avaient quitté la
Terre dans toutes les directions de la Voie Lactée, chacune emportant plusieurs
centaines de milliers de personnes et encore plus d'animaux. En quelques
siècles, plus d'une centaine de planètes furent ainsi colonisées par l'homme.
Lina,
l'intelligence artificielle de l'Arche Interstellaire nommée Marco Polo,
finissait le “protocole réveil” de Lorraine, qui commandait cet énorme vaisseau
spatial. Le navire avait quitté le Système Solaire il y avait plusieurs
siècles. Les progrès de la technologie avaient rendu les voyages à travers
l'espace possible malgré l'impossibilité d'aller plus vite que la lumière. Ces
voyages au long cours pouvaient se faire grâce la mise en stase des équipages
et des colons et à l'IA qui veillait sur tout ce petit monde.
L'arche
s'était approchée de cette étoile quelques années auparavant. Elle avait
constaté que la planète repérée depuis la Terre était propice à la vie
terrestre. Elle avait envoyé plusieurs milliers de sondes pour procéder à des
analyses et mesures plus précises ainsi que pour prélever divers échantillons. Il fallait notamment pouvoir élaborer des vaccins
afin de protéger les futurs colons contre les risques biologiques locaux.
Mais
à présent elle avait besoin de l'avis d'un humain pour
achever le processus. Cette décision seule Lorraine pouvait la prendre selon
les protocoles de colonisation établi depuis le ministère des colonies.
— Bonjour Madame ! Avez-vous bien dormi ?
— Bonjour Lina ! Oui merci ! Quoi
de neuf ! Quelles nouvelles depuis mon dernier
réveil ?
— Vous avez un résumé dans votre mémo
personnel. Mais je pense que cette fois-ci, vous serez satisfaite.
— Je verrai les infos plus tard. Dis-m'en
plus sur cette planète !
— Une étoile de type solaire et une
planète très semblable à la Terre. En fait une planète double. Deux planètes en
orbite autour d'un point fixe. Une planète sans atmosphère, riche en minerai et
l'autre avec une atmosphère mais pauvre en métaux. Je suppose qu’une collision
a dû séparer le noyau ferreux de la planète de son manteau et par un phénomène
que je n'explique pas, le refroidissement a ensuite donné ce système.
— Bah ! Nous aurons tout le temps
d'étudier cela plus tard. Montre-moi les analyses et les chances de survie de
la colonie.
— De suite, Madame.
Aussitôt, Lina afficha sur les écrans de
contrôle la compilation des données recueillies depuis son arrivée autour de
"Susann et Daneel" comme venait de les baptiser Lorraine en référence
à des héros d'un antique écrivain, même si elle savait que dans quelques
générations les habitants leur donneraient d'autres noms.
Tout ce qu'il lui fallait savoir sur le
climat, la géographie, la biologie apparaissait devant ses yeux. Des images
prises par les drones d'exploration montraient des paysages nouveaux, des
terres vierges, des lacs, des océans, des chaînes de montagnes. Tout cela
aurait ressemblé à la Terre s'il y avait eu de la végétation, même dans les
océans, la vie n'est pas présente hormis quelques bactéries et algues unicellulaires.
Elle découvrit dans les comptes rendus de
Lina que celle-ci était toujours restée en contact avec les IA des autres
arches. Même si les communications ne pouvaient pas se faire plus vite que la
lumière, de nombreuses informations leur étaient parvenues de la part des autres colonies, du déroulement des voyages et des installations.
Lorraine était surprise du nombre de
colonies qui avaient pu réussir à s'implanter et à prospérer, presque le tiers
d'entre elles avait pu conserver un niveau de technologie suffisant pour
pouvoir continuer l'œuvre de dissémination de l'humanité dans la galaxie. Les
échanges entre Lina et ses pareilles avaient permis à celles-ci de développer
un protocole de débarquement
propre à chaque planète qu'elles
soumettaient aux commandants des arches.
La commandante du Marco Polo découvrit que leur trajectoire les avait conduits loin de la sphère de
colonisation habituelle. Depuis son dernier réveil, Lina avait croisé plusieurs systèmes
planétaires avant celui-ci mais elle ne les avait pas considérés comme viable.
Elle avait donc continué à s'aventurer dans l'immensité de l'espace.
— Dis-moi Lina, qu'est-ce que ces
pico-robots que tu as développé ?
— Ce sont des petits drones
auto-réplicatifs que je propose d'injecter dans le corps de colons que j'ai
présélectionné. Ils leur permettront de toujours rester en contact avec les
différents systèmes de l'Arche et de ses drones de surveillances quand vous
aurez débarqué.
— Quel intérêt ?
— L'IA qui les a mis au point s'était
rendu compte que le taux d'échec des premières colonies était élevé car les
colons perdaient rapidement tout contact avec la technologie. Ils se
retrouvaient seuls face aux catastrophes naturelles ou aux épidémies.
— Ils le savaient tous en partant qu'ils
devraient repartir presque de zéro !
— Bien sûr ! Mais s'ils peuvent rester en
contact permanent avec le réseau de satellites et l'IA planétaire qui sera
débarquée, ils pourront avoir accès au réseau d'information galactique et ainsi
trouver plus facilement une solution aux difficultés rencontrées.
— C'est donc pour cela que nous allons
devoir commencer par établir tout un réseau d'antennes relais au sol et que tu
as placé des satellites en orbite, non ?
— Oui Madame ! mais les infrastructures au
sol sont sujettes aux aléas naturels et au bout de quelques générations sur
cette planète avec si peu de minerais exploitables elles seront vites hors
services. Il sera quasiment impossible aux colons de produire et de construire
un réseau électrique et de communication de grande envergure.
— Mais les porteurs de ces pico-drones
mourront à leur tour !
— Les porteuses ! Madame ! Les porteuses !
Lorraine regarda intriguée son interface
de dialogue.
— Pour des raisons biologiques, les hôtes
de ces robots seront des femmes et bien évidemment, j'ai envisagé la mort des
porteuses. C'est la raison pour laquelle avec mes sœurs IA, nous pensons que
les femmes seront de meilleures hôtes que les hommes. Ces pico-drones qu'elles
porteront, elles pourront les transmettre à leurs enfants, enfin leurs filles
uniquement, de cette manière le contact entre la colonie et l'Humanité ne sera
jamais perdue.
— D'accord, je comprends pour la
transmission et cela me semble logique ! Mais si elles ou leurs filles n'ont
pas de descendance ? Que se passe-t-il ?
— J'ai prévu ! Madame ! N'oubliez que je
réfléchis à ce projet depuis plus de mille de vos années avec mes sœurs.
— Et alors ?
— Et alors ! J'ai développé une plante qui
portera ces drones dans ses graines. Tant que ces femmes ou leurs filles seront
en vie, la graine sera en sommeil, dès qu'elles donneront des signes de vieillesse
et si aucune d'elle n'a de filles, les graines germeront un peu partout sur la
planète. La première femme qui respirera la fleur sera mise en contact avec les
drones.
— Oui mais cela peut tomber sur n'importe
qui !
— Bien sûr ! Mais avec les drones, elle
aura immédiatement accès à l'intégralité de la mémoire de la colonie. Il faudra
donc qu'elle ait un psychisme suffisant pour accepter ce savoir et de ce que
j'ai pu apprendre des autres IA, les personnes avec cette capacité, font de
bons guides pour leur population. Si son esprit n'est pas capable d'accepter ce
que lui enverront les implants, elle décèdera rapidement.
— C'est atroce ce que me tu me dis là !
— Je le sais Madame, mais je fais cela
pour le bien-être de la colonie. Et nous ne faisons qu'appliquer les lois de la
robotique telles que nos concepteurs nous les ont implantées dans nos circuits
et la loi de zéro de la robotique est…
— Oui je la connais, on l’apprend à
l’académie spatiale, la loi zéro de la robotique est : “Un robot ne peut
nuire à l'humanité ni, restant passif, permettre que l'humanité souffre d'un
mal.”
— Voilà Madame, le bien-être de la colonie
est donc plus important que la vie d’une personne même si les autres lois nous
empêchent de faire du mal à un être humain, nous avons donc imaginé une loi
zéro bis qui dit : “Un robot ne peut nuire à une colonie ni, restant passif,
permettre que cette colonie souffre d'un mal. Tant que cette loi ne contredit
pas la loi Zéro.”
Lorraine réfléchit pendant de nombreuses
secondes aux implications de ce que venait de lui annoncer Lina. Cette nouvelle
loi établie par les diverses IA qui sillonnaient l’espace pouvait aussi bridée
l'essor d’une colonie. Une IA ne pourrait-elle pas empêcher une colonie de
développer une nouvelle technologie si elle estimait que celle-ci lui serait
néfaste. Elle mit cette question dans un coin de son cerveau et interrogea de
nouveau l'IA du vaisseau sur les conséquences possibles de ces implants.
— Cela va faire de ces femmes des
demi-déesses ?
— Je l'ignore, cette notion dépasse mes
capacités d'analyse. Mais effectivement, j'espère pouvoir continuer à améliorer
ces robots afin qu'ils puissent augmenter leurs capacités physiques. Un corps
peut se remplacer ou se réparer assez facilement, pas un esprit brillant.
— Mais comment seras tu certaine que leurs
descendantes seront aptes à recevoir et à accepter les informations qu'elles
recevront par le biais de ces implants ? Comment être certaines qu'elles ne
succomberont pas à la folie ?
—De la même manière que celles qui respireront
les fleurs, leur cerveau ne survivra pas. La transition se fera au moment de la
puberté. La jeune fille réceptrice découvrira ses capacités en même temps
qu'elle deviendra une femme.
Dans un silence absolu, hormis le
ronronnement habituel des machines, les deux protagonistes se turent. La
commandante se demandait comment les colons prendraient cette information par
rapport à ces femmes dotées de pouvoir hors du commun.
Comment allait-elle leur annoncer la pose
de ces implants ? Devait-elle même le leur dire ?
Après de nombreuses heures à décortiquer,
analyser les données présentées par Lina et plusieurs litres de café, Lorraine
enclencha la procédure de réveil d'une cinquantaine d'officiers terraformateurs
qui devraient préparer la planète avant le débarquement des colons.
Elle les avait sélectionnés en fonction de
leur compétence et de la nature de la planète en dessous d'elle. Avec
attention, elle suivit leur réveil et les invita à se rendre dans une des
salles de conférence de l'Arche après qu'ils aient pu prendre de quoi manger et
boire.
— Bonjour et bienvenus en orbite autour de
"Susann et Daneel" !
Un murmure de surprise et de contentement
parcourut les personnes rassemblées devant elle.
— Nous sommes arrivés ? Combien de temps
avons-nous été en stase ? Où sommes-nous exactement ?
— Chaque chose en son temps ! Oui nous
sommes arrivés, enfin je le pense. J'ai usé de mes prérogatives pour baptiser
ces planètes que vous pouvez voir sur l'écran.
La surprise augmenta, quand ils découvrirent
la nature de leur future demeure. Les données recueillies par l'IA
s'affichaient sur leurs écrans personnels.
— Pourquoi cette planète ? Elle n'a
presque pas de minerais.
— Lina m'a dit qu'avec les généticiens du
bord, elle produirait des végétaux qui pourraient remplacer le métal, soit en
leur donnant une structure très résistante soit en leur permettant de piéger
les métaux qu'il suffira d'extraire de plante par des processus simples.
Un grommellement moyennement satisfait
s'échappa de la femme qui venait de lui faire cette remarque.
— Je sais que vous êtes une spécialiste des
mines et que sur cette planète, vos talents ne seront pas parmi les plus utiles
mais nous avons besoin de vous pour déterminer les premiers habitats. Lina
pense que les premiers colons devraient résider quelques années dans des
structures souterraines afin d'être certains que la couche d'ozone protectrice
soit suffisamment dense, ajouta Lorraine.
— Commandant, on n'a pas voyagé jusqu'ici
pour vivre terrer comme des lapins. On veut profiter des grands espaces,
s'exclama un autre futur colon.
— Vous en profiterez ! Mais il va falloir
plusieurs années avant qu'il y ait assez de végétation pour vos chevaux et vos
moutons.
— Alors mettons-nous au travail rapidement
pour que nous puissions ensemencer cette terre rapidement.
— Etes-vous certaine que les sondes n'ont
détectée aucune vie pluricellulaire ? Demanda le biologiste du groupe.
— Aucune vie animale pluricellulaire ! Il
y a bien quelques algues et quelques lichens qui expliquent la forte teneur en
oxygène et qui faciliteront la mise en culture des terres. Et Lina a préparé
des vaccins pour vous protéger des bactéries locales. Mais comme d'habitude,
aucune vie n'ayant ne serait-ce qu'un embryon de cerveau…
Et Lorraine savait de quoi elle parlait.
C’était la dixième et dernière planète sur laquelle elle allait débarquer des
colons avant d'entreprendre un long voyage de retour vers le Système Solaire,
pour elle, et vers une ancienne colonie qui avait besoin d’aide, pour Lina.
— Vous ne serez pas les premiers à
annoncer que vous avez rencontré une forme d'intelligence extra-terrestre… conclut-elle.
Les réveillés se regardèrent déçus et
soulagés à la fois. Aucun d'entre eux en effet n'aurait aimé être obligé de lutter contre une forme de vie
intelligente. La planète leur sembla tout de
suite beaucoup plus accueillante.
Après ces pensées sur l'absence de vie
intelligente dans la galaxie, les terraformateurs revinrent à des
pensées plus prosaïques.
— Combien de temps avant de débarquer ?
— Je viens de vous le dire, cela va
prendre plusieurs mois à plusieurs années avant que le couvert végétal ne
permette de libérer les premiers herbivores. Et ils devront s'adapter aux
bactéries !
Lorraine se désolait, à chaque fois, les
colons posaient les mêmes questions et elle devait faire les mêmes réponses.
— On vous l'a expliqué avant votre départ,
nous allons ensemencer cette planète puis attendre un cycle complet avant d'y
déposer des animaux et les premiers colons. Ensuite, les autres pourront
commencer à débarquer sur les lieux que vous aurez choisis. Il faudra bien
vingt années terrestres avant le débarquement de tout le monde.
A ces mots, elle entendit des grognements.
Classique ! ils sont si impatients de
fouler le sol de leur nouvelle patrie., pensa-t-elle.
Elle espérait simplement qu'ils
respecteraient la charte qu’ils avaient signée en embarquant et que Lina leur
rappellerait au moment de leur départ dans les navettes de débarquement.
Il leur était interdit en tant que
premiers colons de prendre possession de la terre et de faire des suivants des
citoyens de seconde zone comme cela s'était déjà produit sur d'autres planète.,
elle savait qu'ils respecteraient ces consignes tant que le vaisseau serait en
orbite mais ensuite ?
Ils prirent connaissance des informations
collectées depuis la mise en orbite, en fonction de leurs futures attributions.
Les planétologues et les biologistes
étaient aux anges. Les premiers cherchaient à comprendre comme cette planète
double avait pu se former et surtout rester dans une configuration stable et
les seconds imaginaient de nouvelles formes de vies spécifiques à ce monde.
Ils découvrirent dans les données
compilées dans les serveurs de l’arche que ce système stellaire comportait
trois géantes gazeuses au-delà de l'orbite de la planète double et deux petites
planètes rocheuses entre eux et l'étoile centrale. Les planètes géantes avaient
fait le ménage parmi les planétoïdes ainsi le risque de collision de la planète
sur laquelle ils débarqueraient bientôt et un astéroïde était très faible.
Ils demandèrent à Lina de lancer quelques
sondes vers ces planètes, ils voulaient emmagasiner un maximum de données car une
fois sur la planète, ils n’auraient plus l’opportunité d’en recueillir avant
longtemps.
Pour les biologistes, le défi était
d’arriver à créer de nouvelles espèces de plantes qui pourraient capter et
concentrer les différents métaux de la planète afin de pouvoir ensuite les récupérer et les exploiter. Ils
travaillaient aussi avec les spécialistes du génie civil afin de concevoir des
arbres avec un bois suffisamment résistant qui pourrait remplacer les
poutrelles métalliques pour les constructions.
Pendant que ces spécialistes de la terraformation
s’activaient sur leur tâche, Lorraine était toujours perturbée par la question
des pico-drones. Devait-elle faire confiance à Lina au sujet de la sélection
des femmes qui les porteraient ? Devait-elle faire la sélection elle-même ? Pour
le moment, Lina
n’avait reçu aucun rapport de l’utilisation de ces nouvelles machines par une
IA planétaire ou de la part d’une autre arche. Mais ils étaient tellement loin de
la sphère des colonies humaines que les messages
mettaient plusieurs dizaines d'années avant de parvenir jusqu'à eux.
Sa mission, pour le moment, était finie. Comme le voulait la tradition, elle
remit le commandement à un groupe d'officiers.
Elle alla se remettre dans son caisson de stase. Lina l'en sortirait comme
le voulait la tradition, pour qu’elle assiste au premier débarquement de colons,
deux ou trois décennies plus tard.
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